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Comment enseigner à l'ère de ChatGPT ?
L’intelligence artificielle (IA) générative ChatGPT vient de fêter sa première année d’existence. Vue tantôt comme une aubaine, tantôt comme une menace, une chose est sûre : l’IA va désormais faire partie de nos quotidiens, y compris dans les salles de cours. Inès Chouk, enseignante-chercheuse en marketing digital, a pris le parti d’apprendre à ses étudiants à apprivoiser ces outils.
CY Cergy Paris Université - Lorsque ChatGPT a été lancée, l’enthousiasme initial a vite été remplacé par de la crainte. Disparition d’emplois sur le marché du travail, triche à l’école… Est-ce que vos étudiants l’utilisent déjà ?
Inès Chouk - Deux alternatives se sont présentées à moi : travailler avec les IA génératives, ou essayer de les combattre. J’ai opté pour la première option, pour une raison assez simple : demain, mes étudiants vont se retrouver sur le marché de travail et vont devoir composer avec ces technologies-là. En tant qu’enseignante, c’est aussi ma mission de les préparer à essayer d’en tirer profit. Évidemment, ça pose des problématiques majeures : quand ils me rendent un dossier, est-ce eux ou ChatGPT qui l’a produit ?
Dans mes cours, j’ai alors voulu montrer comment on pouvait tirer profit de l’outil, tout en gardant un regard critique sur les productions faites. Mais j’ai aussi dû revoir ma manière d’évaluer : désormais, nous travaillons davantage en mode projet, sur des temps longs, et je demande à mes étudiants d’expliquer comment et pourquoi ils intègrent les IA dans leur travail.
L’utilisation des IA demande de développer de nouvelles compétences, notamment dans la rédaction des "prompts", les requêtes que l’on soumet à l’outil pour lui demander de produire du contenu. C’est un exercice subtil : savoir poser les bonnes questions permet d’avoir des résultats plus pertinents.
CY Cergy Paris Université - Vous avez réagi très vite !
Inès Chouk - J’ai très vite compris les enjeux, mais à l’époque les programmes d’enseignement n’avaient évidemment pas prévu ça, et j’ai dû prendre des initiatives : explorer les possibilités dans un premier temps, puis tester des dispositifs en classe. Cela a bien fonctionné : j’ai été ravie de voir les étudiants travailler avec la technologie pour pouvoir améliorer la performance des projets qu’ils présentent.
Je donne des cours de rédaction de contenu web. Clairement, ce métier est touché de plein fouet par la démocratisation des IA génératives. Pendant les cours, j’ai donc proposé à mes étudiants de comparer les différents outils d’IA générative, par exemple pour la rédaction d’un billet de blog. Je réfléchis avec eux sur ces outils, car ce sont des choses que j’expérimente moi aussi. Mes étudiants étaient étonnés, impressionnés, ils se rendaient compte que le métier de rédacteur web va être transformé. C’était un bonheur de les voir prendre conscience de l’impact de ces outils-là et de leur utilité, tout en gardant un regard critique sur leurs productions.
CY Cergy Paris Université - Vous avez une vision plutôt positive de ces outils. Vous avez l’air convaincue qu’après tout, on aura toujours besoin de la valeur ajoutée de l’humain.
Inès Chouk - Absolument. L’IA, et la technologie en général, il ne faut pas en avoir peur. Au contraire, il faut bien réfléchir à la manière dont on peut en profiter, et comment on va transformer les métiers, y compris le mien, le métier d’enseignant-chercheur. Il est important d’avoir une réflexion sur comment nos formations à l’université, en particulier celles dans le digital, doivent évoluer pour tenir compte de cette révolution technologique. Une chose est sûre, s’adapter n’est pas un choix mais une nécessité. C’est ce que j’essaye de faire avec mes étudiants. Je me suis saisie du sujet extrêmement tôt parce que c’est aussi une manière de les préparer à une réalité. Demain, ils vont se retrouver face à ces outils-là ; autant les former dès maintenant.
CY Cergy Paris Université - Pensez-vous qu’on va voir l’émergence de contenus un peu vidés de leur sens, du contenu produit sans vérification humaine ?
Inès Chouk - C’est pour ça qu’il est très important de changer les formations. L’objectif est que les étudiants ne pensent pas que c’est une solution miracle. Il faut souligner que les IA génératives, ce n’est pas l’humain. Elles ont leurs biais, qui ne sont que la reproduction de biais humains. Même si elles peuvent remplacer l'humain sur certaines tâches, ce dernier aura toujours une valeur ajoutée. Ce que j’explique aux étudiants, c’est que l’IA ne va pas forcément faire disparaître certains métiers, mais plutôt les faire évoluer. Il faut juste être conscient des limites de l’outil. C’est à nous, en tant qu’enseignants et chercheurs, d’essayer d’avoir un regard critique et de le transmettre aux étudiants. C’est comme cela qu’on améliore notre processus de réflexion et qu’on arrive à avoir des points de vue nuancés.
Il faut savoir que ces IA fonctionnent par ce qu’on appelle le deep learning, un phénomène d’apprentissage profond. Les premiers temps, le contenu produit pourra sembler peu pertinent, mais à force de requête et d’entrainement sur les données produites par les humains, l’IA développe son propre apprentissage. Les contenus deviendront de plus en plus fins et gagneront en pertinence, malheureusement ou heureusement, selon le point de vue.
CY Cergy Paris Université - L’aspect science-fiction de ces technologies explique en partie les craintes qu’elles provoquent. On s’imagine que les IA vont finir par dominer le monde… En parlant de craintes, pouvez-vous nous parler de vos sujets de recherche actuels ? Vous étudiez la méfiance que peuvent susciter certaines technologies intelligentes.
Inès Chouk - Je travaille sur les problématiques de résistance à l’innovation. Lorsqu’une innovation arrive sur le marché, elle peut susciter des réactions d’opposition, voire de rejet. La résistance peut être due à des facteurs psychologiques, dispositionnels (liés à la personnalité du consommateur) ou fonctionnels, qui vont être liés à la complexité de l’innovation elle-même. Il peut aussi y avoir des raisons liées à la vie privée, comme la crainte d’une collecte des données collectées à notre insu. On se souvient du scandale de l’assistant vocal Alexa, qui enregistrait des conversations privées.
CY Cergy Paris Université - Est-ce que vous vous intéressez à des dispositifs en particulier ?
Inès Chouk - Le dispositif sur lequel mon co-auteur et moi avons travaillé est celui d’un projet d’IA qui remplacerait un médecin généraliste. C’est quelque chose qui n’existe pas aujourd’hui, bien qu’en Chine, il y a déjà un robot qui permet d’orienter les patients à leur arrivée à l’hôpital, qui leur pose des questions comme un médecin généraliste, et les oriente ensuite vers un spécialiste en fonction des diagnostics qu’il fait. Nous avons donc travaillé sur un dispositif de santé publique composé d’une IA qui remplacerait un médecin, en essayant de voir s’il provoquait des problématiques de résistance. On a constaté que l’IA n’était pas capable de prendre en compte ce qu’on appelle l’unicité du patient. Un médecin qui vous soigne depuis votre naissance va bien connaître votre historique, va pouvoir observer vos expressions non-verbales pour en déduire votre état de santé ; mais ça, l’IA n’est pas capable de le faire. Il peut y avoir aussi d’autres types de problématiques qui peuvent se poser, notamment : les patients auront-ils suffisamment confiance pour suivre les prescriptions et les recommandations d’une IA ? Le domaine de la santé est particulièrement sensible. L’entreprise IBM a mis en place une IA du nom de Watson pour détecter les cancers : elle a montré une efficacité relative, mais n’a pas eu le succès escompté.
CY Cergy Paris Université - Le niveau de méfiance dépend grandement de l’outil qui est proposé.
Inès Chouk - Évidemment. Une montre connectée et un pacemaker connecté, ça n’a pas le même impact, on le comprend aisément.
CY Cergy Paris Université - Quelles observations générales pouvez-vous tirer de vos recherches ?
Inès Chouk - J’ai beaucoup étudié les applications de traçage numérique et les mouvements de résistance qui ont émergé en réponse. J’ai constaté qu’il y a de nombreuses problématiques. D’abord, la vulnérabilité technologique ; tous les consommateurs ne sont pas égaux face à la technologie, ne savent pas l’utiliser de la même manière. Il y a une grande hétérogénéité chez les consommateurs dans la manière d’utiliser ces outils-là, qui n’est pas forcément directement corrélée à leur âge, d’ailleurs. Il peut aussi y avoir des contextes institutionnels et politiques qui entrent en jeu. Par exemple, la manière dont le gouvernement a géré la crise de la Covid-19 a beaucoup impacté la confiance que les consommateurs ont eu par rapport à l’adoption et l’utilisation des applications Stop Covid et Tous Anti Covid.
Au-delà des compétences et de la confiance, un autre élément qui va freiner l’usage, c’est l’absence d’interaction humaine. Face à une nouvelle technologie, lorsqu’on est livré à soi-même pour l’apprivoiser, on aura tendance à manquer de patience et à abandonner vite face à la moindre perception de complexité. Ensuite, l’adoption d’une technologie est liée à sa valeur ajoutée perçue. Dans les études que nous avons menées, par exemple, un nombre important de personnes voyaient la montre connectée comme un gadget. Les fabricants auront beau essayer de mettre en avant une valeur ajoutée, du moment qu’elle n’est pas perçue par le consommateur, ce dernier va se montrer méfiant. C’est alors le rôle du marketing que de mettre en avant cette valeur ajoutée.
Enfin, les objets connectés amènent avec eux une nouvelle problématique, celle de la protection des données privées. Tout objet du quotidien est susceptible de devenir un objet connecté, et de générer par conséquent un volume incroyable de données. D’où la mise en place par l’Union européenne du fameux règlement général sur la protection des données (RGPD), qui est une tentative d’anticipation de ce raz-de-marée. C’est un enjeu qui va toucher un grand nombre d’innovations.
En savoir plus
- Page d’Inès Chouk sur le site du laboratoire THEMA
- "StopCovid : « un million d'utilisateurs » et quelques réserves non dissipées" - Article de Béatrice Siadou-Martin, Christine Gonzalez, Inès Chouk, Jean-Marc Ferrandi et Zied Mani sur The Conversation, juin 2020
- MANI Zied, CHOUK Inès, FERRANDI Jean-Marc et al., "Exploration des facteurs de résistance aux solutions de traçage numérique pendant la pandémie de la Covid-19", Systèmes d'information & management, 2023/1 (Volume 28), p. 43-85. DOI : 10.54695/sim.28.1.0043.
- MANI Zied, CHOUK Inès, "Création et destruction de la valeur perçue d'un service intelligent : application au contexte bancaire", Décisions Marketing, 2021, 102. ⟨hal-03218043⟩
- "Peut-on faire confiance aux avis en ligne ?" : seconde partie de l'entretien avec Inès Chouk