Lauréat du programme Emergence, Marwen Belkaid, professeur des universités à CY Cergy Paris Université, vise avec son projet à répondre à la question suivante : dans quelle mesure le comportement de collaboration est-il régi par des mécanismes décisionnels liés à la récompense et l’émotion ?
CY Initiative : Pourriez-vous vous présenter et nous en dire plus sur votre carrière et vos grandes thématiques de recherche ?
Marwen Belkaid : Je suis informaticien de formation, et j'enseigne au département d’informatique de CY Cergy Paris Université. J'ai la particularité d'avoir un poste qui met plus l'accent sur la recherche que sur l'enseignement car je détiens ce qu'on appelle une chaire de professeur junior. J’ai fait ma thèse à CY Cergy Paris Université au sein du laboratoire ETIS où je suis actuellement chercheur. Elle portait sur la robotique neuro-inspirée, une discipline consistant à concevoir des algorithmes inspirés du fonctionnement du cerveau pour les implémenter sur des robots. Dans ma thèse en particulier, j'ai pu montrer l'intérêt de prendre en considération l'émotion, d'intégrer des processus affectifs dans ces algorithmes pour rendre le comportement d'un robot plus intelligent, plus adaptatif. J’ai ensuite eu deux expériences post-doctorales où j’ai davantage axé mes recherches sur les neurosciences et notamment sur des problématiques liées à la prise de décision. J’ai réalisé mon premier postdoctorat à Sorbonne Université, où en utilisant des modèles computationnels, j'ai pu analyser des données expérimentales chez la souris. Cela m'a permis de mettre en lumière la capacité de la souris à augmenter la variabilité de ses décisions et à faire des séquences de choix quasi aléatoires pour obtenir davantage de récompenses. Durant mon deuxième postdoctorat, à l'institut italien de technologie à Gênes, j'ai pu combiner mon travail de modélisation, qui est un peu mon coeur de métier, avec la mise en place d'expériences pour étudier le comportement et l'activité cérébrale de l'humain lorsqu'il interagit avec un robot humanoïde. Ces travaux de recherche ont montré que le comportement non-verbal du robot, par exemple le regard ou les gestes, peut être perçu par l'humain comme un comportement social et être également pris en compte dans les processus d'apprentissage et de décision de l'humain. Aujourd’hui je lie ces deux sujets puisque mes recherches au sein du laboratoire ETIS portent sur l'interface entre neurosciences et robotique. Mon objectif est de mieux comprendre les processus mentaux liés à l'affect et à la prise de décision dans des contextes individuels ou d'interactions sociales.
CY Initiative : Vous avez été lauréat de l’appel à projets 2024 de CY Initiative. En quoi consiste ce projet ? Quel est son objectif ?
L'objectif du projet JAVA est d'étudier la prise de décision dans le contexte de l'action conjointe. On parle d’action conjointe quand deux individus doivent coordonner leurs actions pour atteindre un but commun. Lorsque l’on étudie la prise de décision dans l'action conjointe, on vise à déterminer dans quelle mesure le comportement de collaboration est régi par des mécanismes décisionnels, on peut dire qu’ils sont fondamentaux, liés au traitement de la récompense ou à l'émotion. Dans ce projet, l'idée est d'avoir une approche interdisciplinaire et de combiner les différentes méthodologies que j'ai pu connaître à travers mon parcours. Donc, de combiner des expériences d'action conjointe humain-humain avec des analyses par modèle computationnel, de l'enregistrement d'activités cérébrales par EEG (électroencéphalographie), et des expériences humain-robot. L’intérêt est croissant pour les problématiques liées à l'action conjointe dans différentes communautés de recherche, notamment en sciences cognitives, en psychologie, mais aussi en interaction humain-robot. Du point de vue de la littérature scientifique, c'est une thématique qui est très actuelle. Le fait d'agir conjointement avec un autre individu est une action omniprésente dans notre vie sociale, dans notre expérience sociale en tant qu'être humain. On peut trouver une infinité d'exemples dans une multitude de contexte pour illustrer ce fait. Citons par exemple un groupe de pompiers : leur coordination est vitale pour arriver à éteindre un feu. Si on veut travailler vers un but commun, il faut aussi prendre des décisions qui tiennent compte du partenaire. Donc, dans cette prise de décision, on sait qu'en général, la prise de décision chez l'humain, chez l'animal, repose sur ce processus affectif, sur le traitement de la récompense, traitement des émotions, etc. Mais ces aspects-là sont finalement assez peu étudiés dans les travaux existants sur l'action conjointe.
CY Initiative : Concrètement, comment va se déployer ce projet ? En quoi le projet répond-il aujourd’hui à des enjeux actuels ?
Le projet a avant tout l’objectif de répondre à un enjeu de recherche fondamental lié à la compréhension des mécanismes cognitifs et cérébraux, qui sont au cœur d'un aspect important de la cognition sociale chez l'humain : la capacité à collaborer et à coordonner ses décisions. Avec ce genre d'approche, l’idée est d'arriver à caractériser, à formaliser les choses et à atteindre ce qu'on pourrait appeler une “compréhension mécanistique”. Il s’agit de comprendre les mécanismes et d'arriver à des modèles théoriques définissant la manière dont les gens prennent des décisions dans certains contextes et quels sont les facteurs qui peuvent influencer ces mécanismes de prise de décision. De ce fait, dans ce projet, nous allons les étudier dans un contexte particulier, pour créer des modèles qui ensuite seront très importants, par exemple, pour le côté clinique et la compréhension de troubles mentaux. À partir du moment où on a une caractérisation formelle, théorique, de mécanismes qui sont appliqués dans un processus mental, par exemple la prise de décision, on peut ensuite élargir l'étude à des sujets de certaines populations cliniques, par exemple la schizophrénie, la dépression, etc. arriver à caractériser les choses de cette façon peut permettre d'identifier finalement un peu plus précisément des déficits ou des mécanismes qui peuvent être dysfonctionnels dans certains troubles et donc permettre ensuite de déployer une recherche un peu plus appliquée au sens clinique. Mais à ce stade ce n’est pas l’enjeu de ce projet mais une utilisation possible pour le futur. Concrètement, nous avons lancé une première expérience où nous avons collecté des données avec des humains. Nous allons bientôt débuter une nouvelle phase d’expérimentation, avec des robots cette fois-ci. Ces expériences sont purement comportementales. Nous avons donné une tâche aux participants à faire avec une autre personne ou un robot, afin d’analyser leur comportement, en particulier les décisions qu’ils prennent. L’étape suivante sera d’analyser l’activité cérébrale des participants pendant nos expériences. Le programme Emergence nous donne les moyens d’acquérir un système EEG d'enregistrement cérébral qui nous permettra d’intégrer l'enregistrement de l'activité cérébrale des participants au projet et ensuite de les étudier.
CY Initiative : Le projet est axé aussi sur un angle humain-robot, comment cela se concrétise-t-il ?
Afin de toujours mieux comprendre le comportement de collaboration nous allons regarder comment les humains interagissent avec des robots, c’est-à-dire des machines, des dispositifs artificiels. Les robots sont voués à occuper une place croissante dans notre environnement quotidien. La question est donc importante aujourd’hui. Il s’agit ainsi d'observer les potentielles différences dans les interactions des individus selon qu’ils sont face à un autre être humain ou face à un robot. D'un côté, cela permettra d'enrichir la compréhension théorique de la cognition sociale chez l’humain, mais aussi d'observer certains facteurs qui peuvent influencer la manière dont les individus interagissent plus ou moins bien avec un robot. Il est important de comprendre comment nous, humains, allons répondre à ces machines de plus en plus complexes et de plus en plus présentes. D'ailleurs, le comité d'éthique du CNRS a récemment édité un rapport sur l'importance de l’étude de ces robots dits “sociaux”. Un projet comme JAVA va ainsi à la fois permettre d'apporter certaines réponses par les résultats de ces comparaisons humains-humains, mais aussi contribuer à développer une méthodologie d’étude et d'analyse des situations où les humains travaillent avec les robots.
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